Et si le parent jouait aussi contre la montre ?
Le parent est engagé, parfois malgré lui, dans une course folle. Son rapport au temps s’accélère et il le répercute sur l’enfant. Même la phase de développement de 6 à 10 ans sensée offrir du répit est investie. Une autre temporalité existe et peut s’inviter dans le quotidien, celle de la pause et du vide.

Vous vous l’étiez promis. On ne vous y reprendrait plus. Fini, ces courses folles entre l’école, le boulot et les activités extra-scolaires. Avec le confinement, vous aviez expérimenté un rythme différent. Plus lent. Plus juste. Bien qu’imposé et subi, ce ralenti avait été salutaire pour vous et votre tribu.
Et puis septembre est arrivé. Les enfants sont retournés à l’école, vous avez repris le boulot en présentiel et les activités extra-scolaires ont redémarré. Réveil réglé à 7h, vous avez une heure pour déposer la marmaille à l’école. Vingt minutes plus tard, vous sautez, sur le fil, dans votre train. Huit heures plus tard, la journée de boulot dans les pattes, vous accélérez le rythme vers la gare pour votre navette du soir. Un petit crochet par l’école pour récupérer les mouflets et vous voici rentrés au bercail.
Il est 18h30 et il vous reste deux heures pour vérifier les devoirs, superviser les douches, préparer le souper puis le partager. Après la traditionnelle histoire du soir, il est 21h. Vous rêvez de vous affaler sur le canapé devant une série, mais c’est sans compter les mallettes à préparer pour demain, les poubelles à sortir et la machine à laver à programmer. Ah oui, et il y a aussi ce rapport à relire pour la réunion de demain matin. Et avant cela, la promesse d’appeler votre grand-père.
23h15, extinction des feux. Aujourd’hui encore, vous n’aurez pas besoin de compter les moutons pour gagner les bras de Morphée, le marathon de la journée suffit amplement à vous y emmener.
Pas de doute. Le quotidien vous a rattrapé. Et cette aspiration à ralentir la cadence, qu’est-ce qu’il en reste ? Avant de répondre à cette question, interrogeons notre rapport au temps pour mieux comprendre ce qui est en jeu. Pour nous éclairer, nous avons frappé à la porte d’Aboudé Adhami, psychologue et professeur de psychologie clinique.
Il y a quelques années, vous avez créé un spectacle intitulé De l’accélération du temps. Quelle était votre intention et comment a-t-il été reçu par les parents ?
Aboudé Adhami : « Ce spectacle visait à rendre compte du travail d’un chercheur allemand sur l’accélération du temps et ses effets sur le plan social, psychologique, économique… J’avais envie d’amener les gens à s’interroger sur leur propre rapport au temps. Les parents s’y retrouvaient, car je m’inspirais de scènes de la vie quotidienne pour montrer que nous imposons cette pression du temps à nos enfants. Des grossesses qui n’arrivent pas à terme, un retour à domicile au deuxième jour de l’enfant… Dès le tout début de sa parentalité, le parent est pris dans une rythmicité de dingue. Et va l’imposer à son tour insidieusement à son enfant en attendant de lui qu’il soit autonome et se prenne en charge au plus vite dans la vie. »
Intéressons-nous en particulier aux enfants entre 6 et 10 ans. Où en sont-ils dans leur rapport au temps ?
A. A. : « Cette tranche d’âge est intéressante. Du temps de Freud, on parlait de la phase de latence, c’est-à-dire une période où il ne se passait pas grand-chose. L’enfant avait bossé dur pour arriver là, il était passé par le stade anal, la propreté, la différenciation, l’intégration des interdits et pouvait alors profiter d’une phase de répit.
Aujourd’hui, ce moment d’arrêt n’existe plus. Entre 6 et 10 ans, les enfants entrent dans une phase d’exploration. Les filles et les garçons se différencient, des liens amoureux se jouent, des amitiés se tissent. Et les enfants vont beaucoup explorer à travers le jeu. Celui-ci leur permet d’expérimenter ce qu’il se passe dans le monde. C’est aussi la période où l’enfant quitte la pensée magique et intègre la notion de finitude. Il comprend que le temps est fini et peut s’arrêter définitivement. »
En quoi cette prise de conscience de la finitude des choses participe-t-elle à la pression sur le temps et à son accélération ?
A. A. : « Lorsque l’enfant prend conscience de la finitude des choses, il se construit aussi une représentation de la vie et du monde. Et cette représentation est très culturelle. En Afrique, le rapport au temps est cyclique, les ancêtres sont déjà passés par là et cela apporte une forme d’apaisement. Dans nos sociétés occidentales, la vision du temps est linéaire et au bout de la ligne du temps, c’est la mort. La mort est angoissante, on n’a pas envie de la voir. Alors, l’homme et la femme s’agitent pour montrer qu’ils sont vivants. Dans mon spectacle sur le temps, je montre des images d’hommes et de femmes en Afrique ou en Asie qui marchent en trois temps, presque comme une valse avec un déhanchement. Chez nous, la marche est mécanique et guidée par un but, on est pris dans un rythme accéléré en deux temps, un peu comme lorsqu’on court et qu’on est haletant. Nous avons perdu ce troisième temps de la pause ou du déhanchement. »
Ce troisième temps est-il perdu à jamais ? Comment le parent peut-il le retrouver avec son enfant ?
A. A. : « C’est possible de retrouver le troisième temps, mais cela suppose d’être dans un certain état d’esprit pour y accéder. Si le parent est pris dans un stress, il n’y a pas de décélération possible. Le troisième temps, c’est le temps de l’art, de la créativité, de la spiritualité. Tous ces moments où l’être s’élève dans une autre temporalité. Lorsqu’on peint, quand on chante dans une chorale, quand on dialogue avec soi-même, nous sommes suspendus dans des îlots temporels. Nous sommes hors du temps. L’enfant retrouve aussi cette temporalité lorsqu’il joue librement. Sans cadre, ni contrainte, il refait le monde, reprend le pouvoir sur sa vie. Il est le maître du jeu. À partir de 6 ans, l’enfant peut construire des histoires plus complexes et s’évade aussi à travers sa pensée.
Mais l’enfant est tributaire de son parent pour accéder à ces échappatoires. S’il court d’une activité à l’autre le mercredi après-midi, il passe à côté de cette autre temporalité. L’enfant doit pouvoir s’ennuyer, car c’est en tournant en rond qu’il va créer et s’évader. Et le parent peut le retrouver dans cette bulle temporelle en jouant avec lui. Jouer avec un enfant, c’est le plus beau cadeau à se faire et à lui faire. Mais là aussi, cela suppose une démarche volontaire de la part du parent. S’il est pris dans une tâche et qu’il se force, les bienfaits du vrai jeu sont perdus. »
Et pour les parents qui manqueraient de temps pour retrouver cette autre temporalité ?
A. A. : « Qu’ils se rassurent, ce n’est pas tant la quantité que la qualité qui compte. Mieux vaut un vrai tête-à-tête de dix minutes avec son enfant qu’un côte-à-côte de deux heures où le parent est là sans être là. Voyez le nombre de parents qui sont scotchés à leur GSM… S’offrir de la qualité, c’est accepter l’inattendu, ne pas guider l’enfant avec un ‘Dis-moi comment s’est passée ta journée ?’, mais ouvrir un champ de possibles avec ‘Tiens, tu penses à quoi ?’. Ce genre de question ouverte va amener des choses qui n’ont rien à voir avec la réalité quotidienne et permettra l’évasion vers cette autre temporalité. »
Clémentine Rasquin
EN PRATIQUE
COMMENT LES PARENTS PEUVENT-ILS AMÉNAGER CES TEMPS DE PAUSE DANS LEUR QUOTIDIEN ?
Réponse de Charline Urbain, professeure en faculté des sciences psychologiques et de l’éducation à l’ULB et chercheuse au centre de recherche cognition et neuroscience : « Ce qui est démontré dans la littérature scientifique, c’est l’importance de respecter des habitudes de veille et de sommeil régulières et des rythmes stables avec une alternance entre des périodes d’activités et de repos (sommeil, moment calme ou récréatif). L’équilibre entre ces phases est essentiel. Les périodes de repos sont encore trop souvent connotées négativement. Il y a un vrai besoin de changer les mentalités et les représentations sur les périodes de repos. Être à l’écoute de son rythme et de ses besoins et prendre un moment de pause ne devraient pas être vus comme des faiblesses. Les recherches démontrent l’impact bénéfique de ces pauses sur les performances ».
LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE DÉMONTRE L’IMPACT POSITIF DES PAUSES
Depuis plus de 10 ans, Charline Urbain, Philippe Peigneux et leur équipe mènent des recherches sur l’impact des temps de pause (éveillée ou endormie) sur le renforcement des informations en mémoire. Chez l’adulte, la recherche suggère qu’après un apprentissage moteur, une pause de cinq à 30 minutes permet d’améliorer les performances.
L’effet bénéfique de la pause s’expliquerait L’effet bénéfique de la pause s’explique par le fait que les apprentissages ne sont pas directement figés. Les informations sont d’abord stockées de manière temporaire. Les périodes de déconnexion comme les pauses ou le sommeil permettent à ces informations de se stabiliser et de se réorganiser dans le cerveau et donc d’améliorer la performance liée à cet apprentissage.
Les recherches sont en cours sur des groupes d’enfants pour cerner la nature (moment calme ou récréatif) que devrait recouvrir ces temps de pause selon le type d’apprentissage.

